vendredi 7 mai 2010

La visite des chantiers

Le 24 février 1888, le curé Charles Bellemare de Saint-Boniface de Shawinigan écrit à son correspondant le curé Vital Bellemare de Chambray en Normandie. Il lui raconte comment se déroule la visite paroissiale qu'il effectue à chaque année dans les chantiers de bûcherons :
"Vous saurez que ce n'est pas une mince besogne que celle de faire cette mission. On nomme chantier une cabane de bois rond bâtie en plein milieu de la forêt et pouvant abriter vingt, trente et même quarante travaillants. À côté du chantier et y attenant, il y a l'écurie pour les chevaux et de l'autre côté ce que les hommes appellent le "Fort pic" où se tiennent d'ordinaire le contremaître et le commis. On travaille à faire des billots depuis novembre jusqu'en mars ou avril, et ces hommes, la lie de la société, pour la plupart, n'ayant vu de prêtre depuis des mois et des mois, quelques-uns depuis des années, ayant passé leurs journées et surtout leurs soirées à blasphémer et à canailler de toutes les façons, ne sont pas toujours d'équerre à recevoir la visite du missionnaire qui arrive parmi eux absolument comme une brebis au milieu des loups. L'accueil parfois n'est pas enthousiaste, mais généralement assez respectueux. Il faut au missionnaire saluer chacun, lui donner la main, être toujours d'une grande gaieté malgré qu'il soit certaines fois accablé de fatigues après un long voyage à travers les bois. N'importe, il fait bonne contenance, il y a là des âmes à gagner, des consciences à écurer (quel besoin) et si le contre-maître donne l'exemple, il a la consolation, à son départ d'avoir confessé et communié tous ces garnements, fiers alors d'avoir fait leur devoir.

Le travail a duré une partie de la nuit, le missionnaire part et va recommencer la nuit suivante au chantier voisin. À part les fatigues du voyage et du travail de nuit, il y a aussi celle occasionnée par une compagnie absolument mauvaise et désagréable et dont se sauvent peu de personnes qui visitent les chantiers. Vous vous doutez certainement que ces habitations ne sont pas toujours des modèles de propreté. Or, imaginez trente ou quarante hommes qui vous passent une partie de l'hiver sans changer d'habits ; il vient un temps où chacun porte avec soi une multitude d'habitants plus ou moins insupportables et plus ou moins voraces. Comme ceux-ci aiment la viande fraîche, ils s'en donnent à coeur joie sur leur hôte des bois, et malheureusement aussi sur le missionnaire qui fait leur connaissance dès les premiers jours de la mission. C'est là un des plus grands supplices qu'il a à endurer. Un missionnaire demandait un jour à un de ces hommes à quoi il passait son temps le dimanche. - Je passe mon temps à me gratter, répondit celui-ci..."
Source : Nadine-Josette Chaline et al, La Normandie et le Québec vus du presbytère, Publications de l'Université de Rouen, 1987.

Voir aussi : La visite des chantiers (2) et L'alambic du curé Bellemare

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